Cesaria Evora

Notre diva aux pieds nus

Biographie

Cesaria Evora est d’abord un mystère. Elle plaît. Elle fascine. Elle séduit. Que l’on soit noir, rouge, blanc ou jaune, elle est tout de suite l’amie, la grande soeur, la mère. Quand elle vient aux Antilles, terres du zouk et du rythme, des foules massives prennent d’assaut les guichets. Tout le monde s’y précipite, depuis les intégristes du gros-ka, via les inconditionnels des biguines-mazurkas jusqu’aux intoxiqués du rap et du ragga : tous veulent s’enivrer de sa mélancolie. On y emmène ses charges de rides et son lait de jeunesse. Je n’ai jamais réussi à la voir. Guichets toujours clos. Je n’ai pu que l’imaginer, contempler ses photos, lorgner ses clips, vivre au songe de ses tempos pleins de douleurs anciennes.

Véronique Mortaigne, dans son livre sur la chanteuse du Cap-Vert, sait qu’un tel mystère ne s’élucide pas : qu’il s’aborde, s’éprouve, se fréquente. Son livre, d’écriture belle, sensibilité vraie, est de ce fait magnifique. Elle a compris que le secret de Cesaria Evora s’étoile en de multiples gisements, une géographie d’ombre, d’oasis et de lumière où il fallait mener non l’abscisse d’un voyage mais les courbes d’une errance dans la vapeur des punchs et de la catchupa. Il fallait bien sûr l’écouter, ni paysanne ni “dame de mer”, silhouette des rues tortueuses, des bars et des boutiques. Entendre ses savoureuses conversations avec Vitoria, sa bonne amie d’enfance. Savoir le récit de ses colères et le fracas de ses injures. La voir vivre à Mindelo, son île, sa ville, son port, sa case, au bord d’une mer chargée des haines et des amours de ceux qui sont tout à la fois forcés de partir et forcés de rester. Elle a vu ceux qui l’entourent et qui l’aiment, ceux qui la soutiennent ou qui l’exploitent. Elle a vu son tablier à larges poches, ses bigoudis en plastique, son dandinement entre les paniers de poissons et d’herbes aromatiques. Elle a vu ce qu’elle mange, entendu les recettes dont elle confie le chiffre, goûté à ses rhums qu’elle met à libre disposition, qui lui ont fait tant de mal et auxquels la chanteuse ne touche plus “depuis Noël 94”. Il lui fallait aussi comprendre l’archipel du Cap-Vert. Sa catastrophe initiale dans la colonisation portugaise et l’esclavage. Sa lutte vers la liberté jusqu’à l’indépendance, ses combats et ses aliénations, ses misères et ses joies, son mystère de vie et de sel dans les menaces grandissantes du Sahel.

Cesaria Evora est faite de cet humus dans le sec de ces sables. Ce n’est pas une biographie, c’est une révélation obscure, chargée de terre, de vie, de musiques, de simplicité, d’amitié, d’amour, d’interrogation et de lucidité. J’ai compris dans ces pages que Cesaria Evora est à elle seule une terre créole où la diversité des imaginaires et des hommes donnait naissance à une musique valable pour tous, là où la mélodie, l’harmonie et la polyrythmie ont rencontré les souffrances des hommes : creuset du blues, du jazz et de la morna. J’ai compris que Cesaria Evora est aussi une douleur, la sienne d’abord, celle de sa vie, de ses amours terribles, de cette ivresse destructrice qui suppléait aux bourgeons abîmés de l’espoir. Et cette vie familière des extrêmes parle à la nôtre en un direct sensible. Quand elle chante, elle vient avec une existence entière rescapée des bars sordides et des dorures factices de chez les grandes gens, dotores du Cap-Vert qui voulaient l’écouter. Elle vient aussi avec son exil immobile, ce but d’exil irrépressible qui maintenant gît en chacun de nous, îles en dérive dans le monde qui fait monde. Elle vient avec une incomparable tristesse envers le tout possible. Elle dit le bonheur perdu mais à portée de main. Elle dit la blessure nègre en absence et silence. Elle dit le souvenir en ses limons précieux. Elle dit la mort et l’oubli, la fidélité et la patience, la liberté offerte sur des vagues amères où l’on ose mettre le pied. Elle dit le monde ouvert des îles tellement peu clos, tellement livré aux métissages et aux souffles de la terre. Elle dit sous la fatalité, la joie, l’espoir, la force ronde, la patience aiguisée. Ses pieds sont nus, sa voix est nue, son coeur nu est offert dans la parure de toutes les grâces. Chez les êtres humains, Cesaria est une reine.

Texte écrit par Patrick Chamoiseau, paru dans Le Monde, à propos de la publication de la biographie écrite par Véronique Mortaigne, peu après la sortie de l’album « Cabo Verde » en février 1997.

Patrick Chamoiseau, né le 3 décembre 1953 à Fort-de-France, est un écrivain français originaire de la Martinique. Auteur de romans, de contes, d’essais, théoricien de la créolité, il a également écrit pour le théâtre et le cinéma.

Albums

La Diva Aux Pieds Nus – 1988

Distino Di Belita – 1990

Mar Azul – 1991

Miss Perfumado – 1992

Cesaria – 1995

Cabo Verde – 1997

Cesaria Best Of – 1997

Café Atlantico – 1999

Sao Vicente di Longe – 2001

Mornas & Coladeras (Compilation) – 2002

Voz d’Amor – 2003

Club Sodade (Remix Album) – 2003

Rogamar – 2006

Radio Mindelo – 2008

Nha Sentimento – 2009

Cesaria Evora & – 2010

Miss Perfumado (20th anniversary) – 2012

Mae Carinhosa – 2013

Greatest Hits – 2015

Carnaval de Mindelo (EP) – 2018

Nha Cancera Ka Tem Medida (Djeff Remix) – 2018

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